Pourquoi donner ?

Le don, la générosité, n’est pas une activité marginale ni un luxe, c’est un élément central de la vie commune et du lien social. Nous sommes tous appelés au don, dans la liberté, sous notre responsabilité. Et plus on a de moyens plus on y est appelé.

Rôle central dans la société

Le don sous ses formes multiples joue un rôle central dans toute société, même la société moderne. Mais comme nos sociétés ne regardent que ce qu’elles peuvent compter, ce rôle est sous-estimé. On refoule le don dans la sphère du parfaitement gratuit, qu’on juge marginale. Et le don n’est pas pris en compte dans la plupart des analyses économiques.

Un exemple évident de ce rôle du don est la famille : les relations y sont fondées essentiellement sur un don de temps et d’argent, qui est en un sens don de soi-même. Or la famille remplit une fonction vitale dans la société : outre la solidarité et les services mutuels de ses membres, c’est le lieu de la naissance et de l’éducation des enfants, faisant se développer les hommes et femmes de demain, donc l’endroit où se fait l’investissement le plus vital pour la société. Ce qui nous trompe, c’est que cette activité n’est nulle part prise en compte dans les statistiques économiques, précisément parce qu’elle est gratuite.

Le don est plus largement essentiel à la création et à l’entretien du lien social, car la société est composée de personnes qui cherchent à créer et entretenir des relations, à se plaire en créant des liens entre eux, et ils le font en se faisant mutuellement des dons. Dans la vie privée, mais aussi dans les relations commerciales, comme sur le lieu de travail. L’entreprise par exemple péricliterait si les employés ne considéraient que le strict minimum contrepartie de leur salaire, et de même l’administration si les fonctionnaires n’avaient aucun sens du dévouement au service public. Mais ces deux autres formes de régulation des échanges entre personnes, l’Etat et le marché, n’impliquent pas en soi de lien durable et personnel. Le calcul marchand et l’examen d’un statut juridique par des fonctionnaires ont ceci en commun qu’ils formatent et réduisent abstraitement. De ce fait Etat et marché tous deux aplatissent le lien social. Et s’il n’y a plus de lien, il ne reste que l’individu, qui est alors solitaire plus que libre, fragile et vulnérable. En revanche dans l’échange non-marchand ce sont les relations entre personnes qui prédominent. C’est le don qui crée la relation dans la société : le lien qu’il crée persiste dans le temps et n’est pas annulé par un paiement. Certes ce lien comporte souvent le fait qu’il ‘faut’ en principe rendre, mais cette obligation est morale, et est en même temps relativisée dans l’acte de don, sinon ce ne serait pas un don.

Importance du don organisé, associatif

Si le don, la générosité importe à l’ensemble des relations sociales, s’il est vital pour nous dans ce qui est au cœur de notre vie personnelle, la famille et les liens d’amitiés, il l’est tout autant dans cette activité libre et en soi désintéressée qu’est le don de temps et d’argent, notamment dans les associations et fondations de tout type. Mais dissipons une illusion. La question n’est pas de savoir si un tel don est parfaitement désintéressé. Se concentrer sur cette dimension en soi estimable serait utopique et n’aboutirait qu’à raréfier le don. Ce qui compte est le rôle irremplaçable qu’il a et devrait plus encore avoir dans la société. Il ne s’agit en effet pas de rêver d’une gratuité absolue, encore moins de promouvoir un ‘acte gratuit’, quasiment existentialiste. Même en ‘donnant’ un sourire, d’une certaine façon on attend en général une réponse ; même la charité la plus désintéressée attend en un sens quelque chose. Le fait humain premier est le lien social, la communauté, et la nécessité de le nourrir et de l’enrichir. La communauté suppose un bien commun, une solidarité, et que chacun en retire ce qu’il est juste qu’il en retire. Ces objectifs sont en eux-mêmes gratuits : déjà, si je suis juste envers les autres, ce n’est pas en vue d’un résultat immédiat, et sûrement pas escomptable.

L’opposé de la relation sociale, c’est l’exclusion. Dès lors l’inclusion suppose un certain don. Il y a un lien logique entre la lutte contre l’exclusion et l’introduction d’éléments de gratuité dans notre activité. Or tout calcul portant sur des critères financiers, sur de l’argent, est créateur d’exclusion par la sélection même qu’il opère et sa négligence constitutive des facteurs humains. Mais l’action publique étatique, fonctionnant sur des critères formels faisant l’objet d’un processus administratif, tout en étant tout à fait légitime et indispensable, est elle aussi source d’exclusion. La solidarité signifie qu’on se sent responsable des autres, elle ne peut donc être seulement déléguée à l’État. Des facteurs humains essentiels sont en jeu dans la question de la sortie de l’exclusion, notamment la transformation possible d’une personnalité ou son insertion dans de nouveaux rapports sociaux.

En outre, à côté de ceux qu’on appelle les exclus, il y a exclusion au sens large dès qu’un activité ou une besoin n’est pas pris en compte par le marché ou par l’Etat : dès qu’il n’y a plus assez d’argent pour une recherche médicale ou des institutions de soin, dès que des écoles ne rendent pas le service attendu, dès qu’un bel édifice ou une œuvre d’art est en péril etc.

Les formes de don et de générosité

Ce tiers secteur qui se fonde sur le don et la générosité est par définition multiple et hétérogène, car il se fonde sur l’initiative des personnes et leur perception d’un besoin, perception qui varie selon chacun et répond à un appel intérieur que le donateur ou le bénévole a ressenti. Cela va de la création d’entreprises dites solidaires ou d’insertion au temps passé dans une association dite caritative, du don à la recherche médicale ou à la création d’écoles indépendantes, de l’argent versé pour la lutte contre la faim, pour le développement, et bien d’autres causes.

Comment financer de telles initiatives ? Pas toujours uniquement par des dons purs. L’investissement en fonds propres, parfois même le crédit peuvent parfois répondre en partie à la question, mais c’est alors évidemment selon des modalités différentes des circuits classiques. Cela dit, la forme normale est le don direct, de temps ou d’argent. Et ce que cela montre, c’est le besoin d’un autre argent ; j’entends par là d’un argent qui est certes le même en soi (l’argent est comme on dit fongible) mais qui devient autre du fait de l’intention de son propriétaire, qui en attend autre chose. En fait, l’argent n’est fongible que du côté de son usage. Du côté de son détenteur, son effet et son usage dépendent totalement de ses valeurs et priorités. Il faut donc de l’argent spécifiquement orienté vers la solidarité, la générosité, en un mot le don.

Donner, malgré la redistribution opérée par l’impôt

Apparemment simple, le don pose question à beaucoup de personnes. Notamment dans un pays comme la France, à fiscalité élevée. Combien donner ? A qui ? Ce sont là des questions qu’il faut se poser. Naturellement il n’y a pas de règle fixe en la matière. Mais il est utile de livrer quelques réflexions qui permettent d’éclairer la démarche de chacun.

On pourrait objecter que de nos jours la redistribution étatique (impôts et cotisations) constitue déjà une sorte de ‘don’ énorme, notamment pour les revenus moyens ou élevés. De fait, dans une société comme la France, sur 1 euro supplémentaire gagné par un salarié bien rémunéré, près des ¾ du coût marginal pour l’entreprise va à l’Etat et au système social. Il est vrai qu’un tel niveau de prélèvement a un effet massivement redistributif ; cela vaut même pour les cotisations maladie par exemple, qui prennent la forme de la CSG, car la cotisation est proportionnelle mais la prestation en principe la même pour tous. Bien des gens considèrent ce niveau excessif et pas assez efficace ; même si d’autres voudraient au contraire l’augmenter. Notre point est ailleurs. Il consiste à dire que notre société est faite comme cela, et que l’existence de ces prélèvements ne saurait nous dispenser de réfléchir sur ce que nous avons à faire avec ce qui nous reste.

Reconnaissons d’abord que notre mérite (notre rôle dans la décision) dans les prélèvements publics est par définition à peu près nul. Être solidaire ne signifie pas calculer ce qu’on fait déjà à travers l’Etat, mais donner de ce que nous avons en fonction des besoins que nous constatons. Or ces besoins sont là, notamment du fait des limites de l’action publique, au moins de ses limites, particulièrement évidentes dans le cas des exclus. Pour eux le besoin principal est que des personnes s’occupent d’eux, ce qu’une bureaucratie fait mal ; il est donc très utile de financer les œuvres qui apportent ce soutien humain. Mais cela vaut aussi pour de nombreuses autres actions, ainsi en faveur du logement, de l’éducation, de l’insertion professionnelle, du handicap, des arts et de la culture etc. On pourrait dire : comment espérer avoir un effet, sur le plan individuel, avec nos moyens réduits ? Mais il ne faut pas s’obnubiler sur ce décalage. Nous devons d’abord faire ce que nous avons à faire là où nous sommes, en traitant les problèmes qui se posent concrètement à nous. Fondamentalement, le don est au fond un élan du cœur, une occasion de se décentrer de soi.

Combien donner ? Cela dépend évidemment de chacun, de ses charges, de son rôle dans la vie, de ses talents, bref de sa vocation. Mais la tradition juive puis chrétienne nous donne ici une référence somme toute assez raisonnable, qui est la dîme. Elle a constitué une base essentielle pendant une très grande période. Cela voudrait dire qu’il serait souhaitable, en première indication, de donner au minimum le dixième de ce que l’on gagne vraiment (c’est-à-dire du revenu net, après impôt). Remarquons ici que, malgré cette fiscalité très favorable aux dons, nous autres Français faisons pâle figure au niveau international. Les dons des particuliers font 0,11 % du PIB en France contre 1,5 % aux USA et 0.56 % en Grande-Bretagne.

Panorama de la philanthropie en Europe

Comment donner ? On peut poser quelques règles de bon sens : soutenir des causes pour lesquelles nous sommes indispensables ; chercher les synergies ; savoir qui les dirige ; choisir ou non l’anonymat en regardant ce qui convient mieux ; ne pas encourager la dépendance ; favoriser l’initiative ; favoriser les possibilités de levier ; se focaliser. Et joindre au don en argent le don de temps, pour toucher du doigt concrètement les situations de pauvreté et vivre de vraies rencontres personnelles, qui vont nous aider à changer nous-mêmes.